Demain… vu par Jean-Marie Tritant
Alumni BSB’91, Président d’Unibail-Rodamco-Westfield aux Etats-Unis
Jean-Marie Tritant, diplômé de BSB en 1991, est actuellement Président d’Unibail-Rodamco-Westfield (URW) aux Etats-Unis. Il explique ici comment il voit l’évolution de son secteur, qui pour faire face au commerce en ligne se réinvente en faisant la part belle aux espaces de destination. La problématique majeure du transport, la R&D responsable, l’ascenseur social, la reconfiguration post-Covid-19: il fait le tour des questions clé d’aujourd’hui… et de demain!
JM TRITANT- DEMAIN“Société immobilière cotée au CAC 40, Unibail-Rodamco-Westfield est le premier créateur et opérateur global de lieux de destination, qui accueillent chaque année 1,2 milliard de visites dans 12 pays en Europe et aux Etats-Unis. Le Groupe développe des centres de vie où se retrouvent à la fois du commerce, du loisir, de la restauration mais aussi du résidentiel et des bureaux.
URW est également un développeur de tours et immeubles de bureaux audacieux, principalement à Paris et à La Défense, et opère les principaux sites de congrès & expositions de la région parisienne à travers sa filiale Viparis, codétenue avec la CCI Paris Île-de-France.
En 2017, l’entreprise lance une OPA amicale sur la société Westfield et donne naissance au nouveau Groupe, leader de son secteur, l’année suivante. A cette époque, on m’a proposé de prendre la présidence de l’entité américaine, avec comme objectif de travailler sur l’intégration des deux sociétés et la création de nouvelles synergies – c’est ainsi que je me suis retrouvé à Los Angeles après 20 ans au sein du Groupe, dont les 5 dernières années comme Chief Operating Officer (DG Opérations).
L’avènement des lieux de destination
Le commerce d’aujourd’hui se développe autour de 3 grands axes: Internet, Proximité, Destination. Si le commerce en ligne offre une dimension pratique indéniable, la fin du commerce physique est une illusion. Le consommateur veut avoir le choix permanent de consommer où, quand et comme il le veut. Le commerce électronique propose praticité et prix bas, sans l’émotion.
Le commerce de proximité, symbolisé en France par les supérettes et les commerces de quartier, est synonyme d’efficacité: la commodité. Les centres de destination, quant à eux, sont des lieux que l’on décide d’aller visiter en famille ou entre amis, on y consacre du temps, on vient y chercher une expérience différente, de l’émotion, de la découverte, de l’innovation, du loisir, du partage.
Chez Unibail-Rodamco-Westfield, nous croyons en l’avenir du commerce physique. Il n’y a pas de “retail apocalypse” mais une nécessaire adaptation en profondeur que la crise dite du “Covid” a sans aucun doute rendue encore plus pressante. En ce qui nous concerne, nous nous concentrons sur des actifs de grande taille, non-reproductibles, dans les métropoles les plus dynamiques de l’hémisphère Nord.
Nos centres de shopping sont de vraies destinations, situées au cœur de zones de chalandise à forte densité de population et très connectées en termes de transports. Nous possédons aujourd’hui une soixantaine de centres flagships sur ce modèle à travers le monde.
Les populations de ces grandes villes, où l’espace devient rare et les temps de transport de plus en plus longs, attendent de nos centres qu’ils soient des lieux de vie. Avant ils étaient purement dédiés au commerce, aujourd’hui on y amène de la mixité d’usage: espaces verts, bureaux, coworking, lieux de culture, de détente, de santé et bien-être, de restauration, de sport…
Aux Etats-Unis, c’est très clair, le temps des lieux uniquement destinés au commerce est révolu. Les centres de shopping qui performent sont ceux qui combinent lifestyle et commerce, et développent des zones mixes résidentielles et bureaux à proximité immédiate.
Ce qui est incroyable c’est que cette vision n’est autre que celle de Victor Green, architecte d’origine autrichienne qui, il y a 70 ans, créa dans le Minnesota le premier centre commercial des États-Unis et sûrement du monde: Southdale Center.
Pour moi, ces lieux incarnent nos nouveaux modes de vie: plus écologiques, nécessitant moins de déplacements, répondant à des besoins variés (avec notamment un fort accroissement de la part de la restauration et des loisirs), alliant le meilleur du physique et du digital… Le commerce devient progressivement la partie d’un tout plus vaste et il participe directement du vivre-ensemble.
La présence physique renforce l’impact du digital
Je suis d’autant plus persuadé de la pertinence de ces lieux que les gens ont besoin de lien social et de moments partagés, c’est dans la nature humaine. Je crois aussi à la complémentarité de ces lieux avec le développement du commerce en ligne.
Il est temps d’en finir avec l’idée selon laquelle Amazon et Ali baba ont “disrupté” le commerce physique. 25 ans après la création d’Amazon le commerce en ligne ne représente que 12% du commerce total, avec des marchés plus matures comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne qui sont respectivement à 14% et 16% de taux de pénétration.
La vraie “disruption” d’Internet c’est l’accès aux premiers clients! Avant Internet, le seul moyen d’avoir accès à un client était la boutique! Aujourd’hui il est plus simple de se lancer sur Internet, d’où le boom des Direct to Consumer (DTC) brands.
Mais rapidement ces marques se rendent compte que leur développement est limité par le coût d’acquisition d’un nouveau client online, la quasi-obligation d’offrir la livraison associée à une politique de retour produit agressive… La rentabilité est quasiment impossible.
Le seul moyen de gagner de l’argent en ligne est de vendre des produits dématérialisés comme la musique. Amazon ne gagne toujours pas d’argent grâce à sa marketplace, c’est AWS (Amazon Web Services) qui lui permet de ne plus être dans le rouge!
La boutique, elle, est rentable et c’est un modèle éprouvé. Les consommateurs peuvent voir le produit et le tester. La boutique a un trafic naturel et crée une forme de loyauté spontanée. Le coût d’acquisition d’un nouveau client est 10 fois inférieur à Internet et le taux de retour produit 3 fois inférieur en moyenne.
Par ailleurs la boutique placée dans un lieu de trafic élevé a un impact fort sur la capacité de vente en ligne. Le Directeur Général de Nespresso en France indiquait il y a 3 ans dans un article paru dans la presse économique qu’il allait poursuivre le développement de son réseau de boutiques car il constatait une progression de 50% de ses ventes dans la zone de chalandise de la boutique nouvellement ouverte.
C’est la raison pour laquelle des marques dites “DTC” aux Etats-Unis comme Untuckit, Warby Parker, Casper ont décidé d’ouvrir des boutiques. C’est le moyen économiquement le plus sûr de développer une marque et d’entretenir la fidélité client.
Les enseignes qui réussissent aujourd’hui sont celles qui savent allier une stratégie digitale avec une stratégie physique: l’omnicanalité. Elles auront globalement besoin de moins d’espaces et se concentreront sur les lieux à forte capacité d’attraction que sont les centres de destination.
Partout où le commerce se réinvente, déploie de nouveaux concepts, crée les ponts nécessaires entre physique et digital, il prospère. C’est avec cette vision que nous avons travaillé sur l’extension et la rénovation de la Toison d’Or à Dijon.
Transports respectueux, R&D responsable et ascenseur social
Notre Groupe peut être considéré comme un développeur d’infrastructures, et de ce fait nous avons une influence significative sur les communautés dans lesquelles nous opérons. Les enjeux sociaux et environnementaux sont donc fondamentaux pour nous.
Nous avons à cœur de maitriser notre impact et de contribuer à des villes meilleures. Lancée en 2016, notre stratégie RSE Better Places 2030 s’articule autour de trois piliers: Better Spaces, Better Communities et Better Together.
Better Spaces, c’est l’objectif de réduire de 50% les émissions de gaz à effet de serre sur toute la chaine de valeur du Groupe d’ici 2030. Cela englobe les émissions de nos enseignes, ainsi que les transports utilisés par nos visiteurs pour se rendre dans nos destinations. Il ne s’agit pas de prendre en compte seulement ce que nous pouvons contrôler directement, mais l’intégralité de la production de carbone liée à l’exploitation de nos centres.
Une de nos priorités est le développement des transports plus respectueux de l’environnement. A Dijon, nous avons travaillé main dans la main avec la Communauté Urbaine du Grand Dijon et la ville elle-même pour favoriser l’intégration du tramway avec le développement de la Toison d’Or. A Los Angeles, une deuxième ligne de métro est en construction, et nous travaillons en étroite collaboration avec la ville pour y raccorder notre centre.
Nous contribuons également au développement de la voiture électrique, avec des constructeurs automobiles comme Renault ou Tesla, en installant des bornes de recharge sur nos parkings par exemple. Et bien sûr, nous n’oublions pas les piétons et les vélos dans nos plans d’action mobilité!
Une autre dimension de Better Spaces concerne la construction des bâtiments. Nous nous attachons à utiliser des matériaux locaux, notamment du bois, et nous accordons une grande importance aux problématiques d’énergie. 50% de la consommation d’énergie de centres comme les nôtres provient de l’éclairage, nous innovons donc en termes d’architecture et de solutions techniques pour limiter cela.
En matière de bureau, nous avons livré il y a quatre ans dans le quartier d’affaires de La Défense la première tour en Europe (et certainement au monde) avec des loggias extérieures et des fenêtres que l’on peut ouvrir… car le problème d’une tour de grande hauteur ce n’est pas de la réchauffer mais de la refroidir!
Better Communities, c’est la volonté d’être un catalyseur de croissance pour nos communautés et d’accompagner le développement des territoires, mais aussi de soutenir dans les périodes difficiles comme celle que nous connaissons aujourd’hui. Better Together, c’est donner aux collaborateurs les moyens de devenir des acteurs du changement en matière de diversité et de développement durable.
C’est aussi faire fonctionner l’ascenseur social, car nous considérons le commerce comme l’un des derniers secteurs où l’on peut encore vraiment l’activer. Ainsi, il n’est pas rare qu’un vendeur devienne manager. Dans cette optique, Unibail-Rodamco-Westfield a lancé l’initiative URW for Jobs, qui vient en aide de manière concrète aux personnes en recherche d’emploi à proximité de nos centres en les mettant en relation directe avec nos commerçants.
En France par exemple, nous avons mis en place un partenariat avec l’Ecole de la Deuxième chance. Aux Etats-Unis, nous participons avec une ONG au projet “Destined” qui aide de jeunes étudiants issus de milieux défavorisés à avoir accès à des stages et des emplois à la hauteur de leurs incroyables talents.
Nous favorisons l’accès à des métiers et des stages dans nos centres qui permettent aux enseignes d’accéder à des ressources locales, et réciproquement. Le commerce n’est pas délocalisable, c’est aussi un de ses atouts.
Reconfiguration du commerce post-Covid-19
C’est peut-être mon tempérament, mais je vois de manière assez optimiste la période post-Covid-19 qui s’annonce. Evidemment, il y a de quoi être inquiet pour l’économie au niveau mondial, nous allons connaitre des récessions, comme le laisse à penser les millions de chômeurs générés en quelques semaines ici aux Etats-Unis. L’impact de ce virus est colossal.
Mais si l’on se projette à moyen et long terme, je suis optimiste. Ce n’est pas la première ni la dernière crise que nous vivons. Je pense que cela va accélérer l’évolution du commerce à laquelle je faisais allusion précédemment, et le repositionnement du secteur – entre Internet, Proximité et Destination. La crise réaffirme la pertinence de notre stratégie et de notre vision du retail de demain.
Des commerces ne rouvriront sans doute pas, mais ceux-là étaient déjà pour la plupart affaiblis ou en phase d’extinction. Nous allons voir des retailers accélérer leur processus de décision pour concentrer leurs ressources sur les meilleurs magasins et les meilleurs emplacements. Des lieux de première qualité, facilement accessibles et présentant des conditions d’hygiène et de sécurité de haut niveau.
On a beaucoup parlé de la croissance du e-commerce pendant la crise, et pour cause, les centres de destination, le cœur de notre modèle, étaient fermés. Mais après la crise, le commerce physique pertinent va reprendre sa place. Les gens ont pendant de longues semaines été privés de lieux où se rencontrer. Mais le désir est là.
Qui peut se satisfaire de n’avoir vu personne (en dehors de sa famille évidemment) pendant 2 ou 3 mois? Il suffit de voir le plaisir et l’impatience que nous avons à retourner au restaurant, à revoir une exposition ou à aller au cinéma. Notre virage stratégique autour de l’expérience, de l’émotion partagée, de la restauration et des loisirs est en ce sens plus que jamais pertinent.
L’autre effet intéressant de cette période est le test grandeur nature du télétravail. On s’aperçoit que ça marche, que son développement est inéluctable, et en même temps on perçoit les limites de l’échange virtuel. L’augmentation du travail à distance se combinera avec des moments pour se retrouver, qui prendront de fait une importance croissante.
Cette évolution des modes de travail est intéressante à vivre. Cela va renforcer la dimension collaborative au sein des entreprises, mais aussi souligner les lacunes des espaces de coworking. Le coworking est une forme de travail, pas un service pertinent. Un élément dont nous saurons certainement tenir compte pour continuer de réinventer nos lieux de destination dans le futur.”